Un partenariat entre le CID et le Festival les [rencontres] Inattendues

Inauguration de l’EXPO « Design on AIR » au CID au Grand-Hornu & Concert Minimal St. Cecilia #2 co-produit par La fanfare détournée de Tournai et le Grand Orchestre National Lunaire de La Louvière, dans le cadre de leurs 10 ans

21 JUIN 2019
Voici l’intégralité du texte de Frank Pierobon, philosophe 

L’air

La philosophie commence lorsque des hommes s’évertuent à expliquer le cosmos en termes d’éléments physiques plutôt qu’en articulant en des mythes des forces primordiales personnifiées sous la forme de divinités. Ces hommes, ce sont les « physiciens » (phusikoi) qui, au sixième siècle avant J.-C., dans des villes prospères de la côte anatolienne (l’actuelle Turquie) ou de la Sicile, qu’on appelait jadis la Grande Grèce. Parmi eux, je voudrais faire un sort particulier au grand Empédocle d’Agrigente, un personnage légendaire, qui voit l’univers rythmé cycliquement, dans un ricochet constant entre l’amitié (Philia) et l’inimitié (Eris), lesquelles spécifient à leur tour quatre éléments de base. Comme de par un alphabet très réduit, toute chose en ce monde se compose d’un mixte de ces quatre éléments, que sont l’eau, la terre, le feu et l’éther, c’est-à-dire l’air. Nous sommes encore à une époque où la pensée reste narrative, poétique et pour tout dire mythologique et Empédocle lui-même a laissé un souvenir particulièrement pittoresque : à en croire Favorinus d’Arles, un auteur romain du second siècle après J.-C., il « s’habillait de vêtements de pourpre avec une ceinture d’or, des souliers de bronze et une couronne delphique. Il portait des cheveux longs, se faisait suivre par des esclaves, et gardait toujours la même gravité de visage. Quiconque le rencontrait croyait croiser un roi ». Quelle belle histoire que celle de ce grand philosophe, qui, selon ce que l’on en sait, sut soigner sa sortie : il périt en se jetant dans le volcan Etna.

Mais la philosophie, c’est tout autre chose qu’une belle histoire, fût-elle en technicolor, bien que ce soient les histoires, les mythes, qui nous mettent tout d’abord en appétit de penser… Si l’on s’interroge sur notre manière commune d’appréhender le monde, nous réalisons que nous commençons toujours par le visible, c’est-à-dire par ce que l’on voit, surtout aujourd’hui, avec l’omniprésence de l’audiovisuel. Le son, la parole et la musique, suivent de près… Nous ne réalisons pas tout de suite que nous évoluons dans un medium transparent et impalpable, qui peut se colorer et vibrer, c’est-à-dire l’air et tout ce qu’il implique.

Réaliser que le visible n’est pas tout et qu’il y a du sonore, c’est déjà faire de la philosophie, et plus exactement de la phénoménologie… parce que la philosophie, au fond, c’est cela : un chemin qui fait passer d’une pièce à l’autre et qui nous fait réaliser, du coup, qu’il existe d’autres pièces encore ; jusque-là on ne bougeait pas, parce qu’on croyait qu’il n’y avait qu’un seule pièce possible, un monde dans lequel on s’était immobilisé comme dans la Caverne que Platon imagina, dans sa République, peuplée de prisonniers qui depuis toujours n’avaient jamais contemplé que des ombres… Platon précise aussi qu’ils ne se sont jamais parlé entre eux et que ce qu’ils entendent n’est guère plus qu’un écho de ce qui se trame au-dessus d’eux. On dirait qu’ils vivent tous seuls, la télévision constamment allumée, dans une illusion de vivre en société.

Délaissons pour l’instant le visible et la lumière, pour prendre conscience de ce que l’air est tout d’abord un medium physique, un cocktail de gaz dont l’oxygène est le plus important, ne serait-ce que pour la respiration, et donc la vie. Peut-être réaliserons-nous à cette occasion que nous sommes surtout fascinés par des choses solides et liquides qu’on peut acheter et consommer et que nous sommes moins attentifs au gazeux, au nébuleux, au transparent. Les choses solides nous rassurent par leur solidité même. L’air, c’est tout autre chose : c’est le vent, le parfum, la mélodie, une impression d’ailleurs. C’est l’impalpable, c’est chaud ou froid, sec ou humide, mais ce n’est pas aussi tangible qu’une pierre ou de l’eau. Nous réalisons aussi que nous respirons l’air dans lequel nous évoluons tous et plus généralement, on réalise par-là, quand tout va bien, qu’on ne réalise rien, parce qu’on n’y pense pas, qu’on ne voit pas l’air lui-même et qu’on ne songe pas qu’il y peut-être quelque chose de plus à explorer et à comprendre que ces choses solides, à acheter et à consommer.

De tout temps, l’air a fourni une matrice de métaphores particulièrement riche. Pour ne citer que cet exemple : oui, nous respirons et nous exhalons de l’air, et quand cela cesse, c’est que nous sommes morts. Notez ceci : en mourant, nous restons visibles, tout « disparu » qu’on puisse être. Ce qui s’est arrêté avec la mort, c’est l’air, le souffle. Le dernier souffle.

Et quand nous respirons, nous ne faisons pas que cela : nous parlons, nous chantons, nous sifflons, nous soufflons dans des tubes en métal qu’on appelle des vents (trompette, trombone, tuba, cor, etc.) et ceux qui jouent de ces instruments s’appellent des souffleurs. Dans ce spectre si ample de possibilités, dès que l’on s’interroge, tout devient énigmatique. Oui, avec le souffle, l’on peut parler, mais que dire du chanter ? Comment comprendre la différence d’entre parler et chanter, au-delà de l’information qui échoit au premier, et l’expressivité, au second ? Chanter, c’est merveilleux et cela nous interroge, entre philosophie et musique, sur ce rapport qui se noue, entre distance et confusion entre notre voix et notre corps : notre corps pourrait donc être à l’occasion un instrument de musique, qui produirait une mélodie expressive sans en passer pour autant par des mots. La musique, quand bien même elle ne « dit » rien, au sens de nous informer (par exemple sur l’horaire des trains ou le cours du pétrole), paraît en dire beaucoup plus. Parce qu’il n’y a pas que l’information ou le bruit : la musique dépasse ces oppositions primaires et nous fait entendre qu’au-delà du bruit, du silence est possible, indispensable pour écouter celle ou celui qui parle.

Allons plus loin dans notre exploration de l’air. Interrogeons-nous comme le font les mystiques : quand nous parlons, quand nous chantons, d’où vient l’inspiration ? Bien sûr, c’est nous qui inspirons, physiquement, pour pouvoir expirer et insuffler de la vie dans du métal, y faire vibrer de l’air, y produire un son. Une parole qui s’avère persuasive ou éloquente et qui touche, semble agir de par une inspiration qui la transcende et que, pour cette raison, l’on qualifiera volontiers de métaphysique. Que dire à cet égard de la musique, quand elle mobilise plusieurs musiciens ? À partir du son que chacun produit de son côté et dont il est comme le propriétaire, si l’on veut, il peut se produire une harmonie, dans la mesure où étant plusieurs l’on joue cependant ensemble, ce qui est tout autre chose que de jouer tous la même chose. L’air est le lieu où se fait l’harmonie, qui est d’ailleurs le nom de moultes fanfares… Et quand il y a harmonie, tout se passe comme si l’inspiration venait d’ailleurs, parlant d’une voix réconciliée au départ d’une multitude complexe. C’est alors qu’ailleurs nous parle, et que nous sortons vraiment de la Caverne de Platon, où à cet égard, il n’y a qu’une multitude d’échos qui ne peuvent jamais s’harmoniser entre eux.

L’inspiration, c’est une visitation exquise. C’est de l’air venu des cimes. Même ceux qui ne croient pas à grand-chose, dont je suis, s’émerveillent des idées, philosophiques ou musicales, qui nous viennent comme à l’improviste, dont nous nous étonnons – est-ce bien moi qui ai écrit cette musique, cette poésie, ce texte-là, dont je sens qu’ils « fonctionnent » ? – parce que nous y sentons une présence autre, quelque chose de neuf, un vent frais. Anges, messagers, génies, lutins, fées… nous en raffolons d’autant plus que nous n’y croyons pas vraiment et cette licence donnée à l’imaginaire nous fait déjà voler, planer. Ce pour quoi l’air est toujours indispensable. C’est Kant, une fois n’est pas coutume, qui faisait remarquer de manière poétique et même amusante, que la « colombe légère » sentant sur ses ailes la résistance de l’air s’imagine qu’elle volerait mieux dans le vide (Critique de la raison pure, 1781).

Ce que nous voulons, c’est de l’inattendu : nous attendons ce moment où la parole philosophique ou musicale nous déconcerte, parce que la pensée tout d’un coup s’enclenche, quelque chose se remet à respirer là-dedans, on se découvre une âme et c’est à elle et pour elle qu’une musique inouïe se donne à entendre. Pour les Anciens, toute visitation passe par l’air, un vent qui bruisse dans l’arbre de Zeus, à Dodone, dont Socrate parle avec respect. L’air a des choses à dire, si nous savons faire suffisamment de silence pour l’écouter.

L’inspiration, c’est le Ruah hébraïque, le Saint-Esprit des chrétiens, c’est-à-dire le phénomène du sens qui naît de la lecture et du commentaire, dans un esprit de prière, et tout cela est fort sérieux. Mais l’inspiration est aussi ce qui, chez l’humoriste, fait un effet de verve irrésistible : il fait rire à partir de quelque chose qui l’a tout d’abord fait rire. Le rire est un phénomène très intriguant, entre musique et bruit, qui, propre à l’homme disait-on au temps jadis, suppose une bourrasque d’air qui se déclenche dans la gorge sans qu’on n’y puisse rien. Mais faire rire suppose se faire comprendre : il y a toujours de la musique et de la pensée dans la parole de qui rit, de qui fait rire, afin que nous rions ensemble, en harmonie en vue de quelque chose qui ressemble au bonheur.

Dans la caverne, l’écho est au sonore ce que l’ombre est au visible. À moins de faire semblant, comme pour rire, il n’est pas possible de dialoguer avec l’écho, pas plus qu’avec une ombre. Le dialogue suppose des gens qui se parlent, qui s’interrogent et qui se répondent – et de Socrate à Hannah Arendt, ce serait là la base de l’esprit citoyen, qui fait naître dans le débat les idées qui sauveront la cité. Cela se fait dans l’ouvert, à l’air libre. Cela suppose que l’on respecte le lien social, qu’on l’encourage et qu’on l’attise ; et cela suppose aussi que la réflexion philosophique soit en cela participative et non pas une liturgie verbomotrice où un seul parle, comme à lui-même, et tout le monde écoute comme en une chambre d’échos. C’est par le dialogue que les réponses adviennent aux questions et les relance, de par un processus d’où naît, comme une inspiration, l’esprit citoyen, non sans sérieux et non sans joie.

Frank Pierobon

Philosophe, Frank Pierobon enseigne à l’I.H.E.C.S. (Bruxelles) depuis 1991. Il est l’auteur de huit ouvrages sur des sujets variés, sur l’idéalisme allemand, la tragédie antique, le réalisme, etc. Il habite Flobecq et prête main-forte aux (Rencontres) Inattendues de Tournai sur une base régulière depuis leur première édition, en 2011.

 

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